samedi 20 décembre 2025

LE POIDS DU REGARD Quand je suis rentré d’Algérie, en 1962, je n’avais que quinze ans. Quinze ans, et déjà le goût de l’exil sur la langue. Dans les regards des métropolitains que je croisais, je ne lisais rien d’autre qu’une indifférence glacée, un égoïsme paisible, presque satisfait. Cette indifférence me brûlait plus sûrement qu’un reproche : elle recouvrait d’un voile commode la tragédie qui venait de fracasser plus d’un million de vies, comme si notre douleur n’avait jamais eu droit d’exister. Mon chagrin, celui des racines arrachées à la terre natale, les dérangeait. Il troublait leur confort. Il leur renvoyait, comme un miroir trop fidèle, l’image de leur lâcheté tranquille, de leur aveuglement volontaire, de cette sérénité achetée au prix de notre abandon. Pendant ce temps-là, mon père, lui, croupissait derrière les barreaux d’une geôle gaullienne, puni pour avoir aimé sa patrie jusqu’au bout, pour l’avoir servie sans calcul ni reniement. (1) Les vœux que l’on adresse ne sont pas que des mots : ce sont des mains qui tentent encore de retenir la mémoire avant qu’elle ne s’efface. S’ils peuvent ranimer en nous l’hospitalité, la dignité, la force que nos douleurs ont forgées, alors quelque chose de précieux renaît. Les miens — les Pieds-Noirs — se distinguaient autrefois par une hospitalité rare, presque sacrée. Qu’elle renaisse. Qu’elle redevienne cette lumière obstinée qui efface l’accueil brutal que l’on nous infligea, et qui rappelle que les vraies civilisations naissent toujours ainsi : des larmes surmontées, des blessures transfigurées en force, de la douleur élevée en dignité. Kipling disait qu’à ce prix-là seulement, on devient un homme. Puissions-nous, que la santé nous accompagne ou nous échappe, que le bonheur nous soit fidèle ou fuyant, devenir ces hommes-là. Ceux que furent nos pères. Ceux que nos fils, un jour, pourraient regarder sans baisser les yeux. Bonne et heureuse année. Joseph (José) CASTANO

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