jeudi 29 août 2024
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Rob GallineRob Galline
·
Rob Galline
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Partagé avec Public
Les défis de l'Intelligence Artificielle examinés par les philosophes antiques
Le monde est à l'aube d'une révolution technologique majeure : le tsunami de l'Intelligence Artificielle (IA). Elle promet des changements profonds pour l'humanité. D'aucuns s'enthousiasment car l'IA ouvre une nouvelle ère d'innovations. D'autres s'inquiètent des risques... Le philosophe latin Lucrèce s'était déjà penché sur la binarité du progrès technologique dans son œuvre "De Rerum Natura".
L'Intelligence Artificielle (IA) est sur le point de faire entrer le monde dans un nouvel âge… Les enthousiastes soulignent les immenses progrès attendus grâce à une technologie capable de résoudre des problèmes à une vitesse jamais égalée. C'est la promesse de fantastiques gains de productivité – ouvrant la voie vers de nouvelles innovations. Comme l'Occident l'a vécu avec la révolution industrielle, le cycle vertueux du progrès technologique promet un redémarrage de la croissance économique. On trouve le milliardaire Jeff Bezos, fondateur et patron d'Amazon, parmi les plus dithyrambiques : l'automatisation de myriades de tâches va permettre à l'humanité d'améliorer la qualité de vie du plus grand nombre… Un autre milliardaire, Elon Musk, n'est pas de cet avis – comme l'était, au sujet de l'IA, le physicien Stephen Hawking. Il s'alarme du danger existentiel pour l'humanité de cette nouvelle technologie pouvant échapper au contrôle de leurs concepteurs…
Les optimistes et les pessimistes s'accordent à souligner la rupture majeure que représente l'IA. Sundar Pinchai, le PDG de Google, va plus loin : l'invention de l'IA est plus importante pour lui que la maîtrise du feu ou de l'électricité ! Face à de tels enjeux, avec des aspects scientifiques difficiles à comprendre pour les non-initiés, il peut être utile de relire les penseurs antiques qui ont réfléchi à ce que les ruptures technologiques apportaient de bon et de mauvais à l'humanité – propose Matthew Gluckman pour le magasine Antigone (voir en lien).
Le Romain Lucrèce, qui a vécu au premier siècle avant J.C., ne s'est pas contenté de transmettre la pensée d'Épicure (2 siècles et demi avant lui). Son chef d'œuvre, « De Rerum Natura » (« De la nature des choses »), expose et développe, avec un style poétique, l'atomisme énoncé par Épicure. On pourrait qualifier Lucrèce de “rebelle” dans la Rome de son temps : il s'oppose à l'ordre établi sur des fondements mythologiques et une pléiade de dieux… C'est une vision matérialiste qui récuse l'intervention d'un panthéon divin : l'univers est composé de corps invisibles – les « atomes » - qui soutiennent la réalité physique que nos sens perçoivent. Dans son « livre 5 », Lucrèce s'intéresse à la maîtrise du feu par les hommes et il ne se contente pas de décrire le phénomène physique. Il rejette le mythe de Prométhée qui – selon la tradition – aurait volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes… La foudre apporte le feu sur la Terre alors que les rayons du soleil avaient déjà appris aux êtres humains les bénéfices de la chaleur. Et la maitrise du feu se répand partout sur la Terre révolutionnant radicalement la vie de nos ancêtres.
Comme l'IA en passe de transformer la vie sur Terre, la maîtrise du feu correspondait déjà à une révolution technologique. Lucrèce décrit en scientifique comment elle a permis aux hommes d'améliorer leur santé en rendant leur nourriture plus saine. Comment le feu a conduit les communautés à créer des villes autour des foyers avec des défenses, à rendre les cultures plus rentables. La création de nouvelles armes aussi avec la fabrication des premiers métaux… Mais ces progrès phénoménaux eurent aussi – poursuit Lucrèce – des conséquences néfastes. Les nouvelles armes ont conduit à des niveaux de violence et de destruction inconnus jusqu'alors. Le développement d'outils innovants a de même creusé les inégalités entre ceux qui les possèdent et les autres. Lucrèce finit d'ailleurs « De Rerum Natura » sur une note pessimiste, en faisant le lien entre la montée des conflits et la terrible peste d'Athènes (430-426 avant J.C.) qui a suivi la longue guerre du Péloponnèse (431-404 avant J.C.). L'historien Thucydide lui-même parlait d'une catastrophe ayant tué de nombreux Athéniens – témoignage confirmé par les spécialistes modernes : plus d'un quart de la population aurait disparu (jusqu'à 100 000 personnes).
L'analyse de Lucrèce qui compare les bénéfices et les inconvénients de la maîtrise du feu peut s'appliquer à l'IA… Cette nouvelle technologie va permettre d'améliorer la qualité de vie à l'échelle mondiale. Ces progrès sont contrebalancés par des dangers comme la disparition massive de métiers aggravant les migrations. La maîtrise de l'IA par une élite pose un risque lourd quant aux privations de libertés fondamentales. C'est aussi une arme pouvant déshumaniser (encore plus) la guerre en introduisant des systèmes d'armes autonomes. Dans « De Rerum Natura », Lucrèce parle des « déviations » ou « anomalies » dans le mouvement des atomes qui causent de l'imprévisibilité « incerto tempore ferme / incertisque locis » - un feu provoquant un incendie par exemple. Cette problématique s'applique à l'IA : des algorithmes fonctionnent dans un cadre déterminé par ses concepteurs mais d'autres sont capables de s'adapter, d'apprendre. S'ensuit une part exponentielle d'incertitude à mesure que les outils s'améliorent. L'IA annonce une révolution technologique qui pose des questions philosophiques dont Lucrèce s'est déjà saisi il y a 21 siècles…
Ludovic Lavaucelle
Photo : Shutterstock (Lucrèce dialoguant avec Asklepiade)
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