Jean-Luc Mélenchon fait-il « la courte échelle au Rassemblement national », comme le dit Emmanuel Macron ? Pourquoi donc le chef des Insoumis préparerait-il l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen et pas la sienne ? Son discours devrait lui profiter, au moins pour deux raisons : à l’Assemblée, LFI pilote la Nupes, alliance entre Insoumis, socialistes, écologistes et communistes. Cette coalition tient toujours un an après. Et dans la rue, LFI se repaît d’un front syndical uni et d’une mobilisation qui ne faiblit pas. Emporté par cet élan, Mélenchon crut bon, pour le 1er Mai, de vanter l’« insurrection citoyenne » et d’appeler à mettre « à bas la mauvaise République ».
Problème : cette inflation rhétorique profite à Marine Le Pen, bien que le RN soit absent des cortèges, comme l’indique ce sondage Ifop publié début avril. « Marine Le Pen engrange sur le rejet de la réforme des retraites et dans l'opinion, face aux autres oppositions dont la Nupes », selon Jacques Paugam dans Les Échos. En résumé, plus Mélenchon aboie, plus Le Pen passe. L’Insoumis agité devient ainsi l’idiot utile du lepénisme.
Naguère, l’antidote au FN s’appelait le Front républicain. Il fonctionnait sur l’incompatibilité entre extrémistes et modérés, divisant le monde entre la peur et le désordre d’un côté, la raison et la continuité de l’autre. Guidé par ses seuls excès, Mélenchon empêche de réactiver cette posture.
Pour Philippe Corcuff, professeur de science politique, le jeu dangereux de LFI tient du « confusionnisme », un phénomène qu’il expose dans un essai intitulé La grande confusion – comment l’extrême-droite gagne la bataille des idées (Textuel, 2021). Le confusionnisme, né de l’affaissement du clivage gauche/droite, se définit comme « l’effacement de la frontière symbolique avec l’extrême droite » via « des zones d’intersection et d’interactions » entre des familles politiques que tout éloigne a priori.
Corcuff se présente comme « engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique ». L'homme exècre les punchlines des chaînes d’info continue. Il déplore qu’il faille « caricaturer toujours plus, faire le plus de bruit possible (…), au détriment des arguments et des nuances ».
Enfant de la télé, Mélenchon ne songe qu’à y faire le beau. Et oublie surtout une chose, c’est que toute diabolisation du macronisme « pourrait déboucher prochainement sur une victoire électorale du Rassemblement national ». Car, ajoute Corcuff, « nous sommes dans une période d’extrême droitisation des débats publics ». Le discours des énervés d’extrême-gauche produit un effet mécanique : par contraste, le RN paraît sage et raisonnable, donc éligible, alors que LFI, plombé par son rapport à la violence, tire toute la gauche vers le discrédit.
Nul, hormis ses adeptes, ne souhaite voir Mélenchon diriger la France. Face à lui, le macronisme a beau jeu de se présenter comme le parti de l’ordre auquel le pays doit le peu de stabilité sociale qui lui reste. Quant au lepénisme, Mélenchon continue, par sa surenchère verbale, à le dédiaboliser, à en faire le principal opposant populaire à l’exécutif.
Corcuff épingle les propos de membres de LFI – qui, tel le philosophe Frédéric Lordon, qualifient Macron de « forcené », au « regard halluciné », n’hésitant pas « à aller au bout de sa folie », et qui ajoute même : « et un forcené ça se déloge ». L’universitaire dénonce d’autant plus ces diatribes qu’Emmanuel Macron, à ses yeux, « est sans doute dans les faits le président de la République le moins "néolibéral" par rapport à François Mitterrand (à partir du tournant de 1983), Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, dans le sens où le COVID l’a conduit à injecter massivement de l’argent public dans l’économie dans une logique "keynésienne" ». Le mauvais procès en ultralibéralisme, selon Corcuff, discrédite LFI.
S’il refuse de faire du chef de l’État l’incarnation du Mal, c’est aussi par culture idéologique. Car, écrit-il, « en personnalisant à outrance les mécanismes de domination, cela affaiblit la critique sociale structurelle associée historiquement à la gauche ». Conclusion : LFI, non seulement trahit la pensée critique, héritage intellectuel de son camp, mais la remplace par une « critique de surface », celle du temps des media et du conspirationnisme, « où la source de nos difficultés personnelles et collectives viendrait (…) d’un Grand Méchant manipulant dans l’ombre ». Mélenchon oublie que le marxisme ne s’intéresse pas tant aux hommes qu’à « la dynamique du capitalisme et des structures impersonnelles de domination – de classe, de genre, raciales, etc. – et de leurs entrecroisements ».
Ainsi la rhétorique du Grand Méchant est-elle « davantage propice à une politique du ressentiment portée par l’extrême droite qu’à une politique de l’émancipation portée par la gauche ».
Louis Daufresne
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