vendredi 2 août 2024
Etre homme, c'est précisément être responsable
Le 31 juillet 1944, il y a quatre-vingts ans, le commandant Antoine de Saint-Exupéry
disparaissait en Méditerranée à bord de son P-38 Lightning au cours d'une mission de
reconnaissance aérienne. En ces temps troublés et avec une société en perte de repères
et plus fragmentée que jamais, c'est peut-être l'occasion de méditer l'exemple de cet
écrivain-aviateur, héros mort pour la France. C'est le moment de méditer le message
humaniste et universel que révèle son œuvre.
La particularité de l'oeuvre d'Antoine de Saint-Exupéry, c'est qu'elle est tout entière tirée
d'une expérience vécue. Loin cependant de rester simplement documentaire, cette œuvre
s'enrichit d'une méditation constante qui en fait l'unité et le prix. Ses romans se distinguent
en effet du roman traditionnel. Ils cherchent non pas la création de personnages à travers
lesquels se découvrent les mobiles psychologiques de l'âme humaine, mais la création et
l'édification d'un monde personnel destiné à poser un problème et à essayer d'y répondre
en livrant un message.
Ses romans – qui sont, en fait, un essai sur lui-même – constituent une façon d'interroger
et de répondre. N'étant plus un créateur enfermé dans sa tour d'ivoire, Saint-Exupéry se
trouve dans la situation de l'homme d'action à qui se posent tout naturellement les
problèmes du courage et de l'héroïsme. Cette morale moderne, que les réalités du siècle
au cours duquel il a vécu l'ont obligé à chercher, Saint-Exupéry l'a continuellement
poursuivie tout au long de sa trop courte vie. Ayant voué cette dernière à un métier
courageux et dangereux, il a su à merveille en décrire les drames et les joies. Et la lutte
contre l'angoisse à laquelle l'homme est sans cesse confronté prend chez lui la forme de
la vocation.
« La grandeur d'un métier, c'est avant tout d'unir les hommes ». Ainsi, l'auteur découvre le
véritable sens de la fraternité. C'est la mise en lumière d'un authentique humanisme par le
métier. Son métier d'homme, il le fait avec joie et avec amour. Loin d'une ascèse
égocentrique et orgueilleuse, son goût de l'héroïsme s'avère une communion fervente
avec les autres hommes.
Courrier du Sud (1930) évoque une liaison de l'époque héroïque entre Toulouse et Dakar.
Vol de nuit (1931) raconte l'héroïsme obscur des pionniers qui ont su établir la première
ligne régulière entre la France et l'Amérique du sud. Terre des hommes (1939) est la
tragique histoire du raid Paris-Saïgon. Et Pilote de guerre (1942) la méditation d'un
combattant au cours d'une mission au-dessus des lignes allemandes pendant la guerre où
il continue à évoquer les gestes d'un simple travail. L'écrivain transforme des scènes
réelles en tableaux tantôt dramatiques, tantôt épiques. Il les accompagne ainsi d'un noble
et ardent commentaire qui, puisant dans son âme et sa vision particulière du monde, leur
confère souvent un caractère lyrique.
Ses dons de poète éclatent dans son œuvre posthume, Le Petit Prince (1945) et Citadelle
(1948). De son métier et de son outil, il retient en fin de compte non pas l'aspect technique
ou exaltant, mais simplement l'occasion qu'ils donnent aux hommes, comme tous les
métiers avec leurs outils, de reconnaître leurs limites, la puissance de leur volonté, leur
responsabilité à l'égard de tous et la primauté d'un but qui vaut plus que la vie. Sachant
donc au nom de quoi ils accomplissent très simplement leur tâche, les héros de Saint-
Exupéry tendent, sans emphase, à illustrer un humanisme par le métier.
Toute son oeuvre démontre, par ailleurs, une honnêteté et une sincérité qui méritent d'être
évoquées. Brève et rayonnante, elle se mesure surtout à la qualité du cœur et des
sentiments qui l'animent. Cet homme, courageux et sensible, est aussi lucide. La
méditation, constante chez lui, fait la valeur de toute son œuvre. Le Petit Prince et
Citadelle nous révèlent une ferveur et une noblesse dans le lyrisme qui prouvent
incontestablement la pureté de son âme. Dans Citadelle d'ailleurs, son dernier ouvrage, il
tente d'énoncer les principes d'une philosophie pratique qu'il a su mettre en application
dans ses romans d'action tirés de sa propre expérience. Il met en particulier en exergue
les thèmes du lien et de l'échange nécessaires entre les hommes, de la grandeur et de la
soumission à une éternité qui se confond avec le destin de l'espèce. Pour Saint-Exupéry,
le salut se trouve donc dans ce qui nous permet de collaborer à une œuvre utile. Il a su en
faire sa règle de vie à laquelle il est resté fidèle jusque dans la mort. « Ce pourquoi tu
acceptes de mourir, c'est cela seul dont tu peux vivre » (Citadelle).
C'est pourquoi la notion de responsabilité occupe dans son œuvre une place importante
dans sa quête vers sa morale de la grandeur humaine. « Etre homme, c'est précisément
être responsable. C'est sentir, en posant sa pierre que l'on contribue à bâtir le monde »
(Terre des hommes). Mais cette responsabilité s'inscrit dans ce lien et cet échange entre
les hommes, indispensables pour réussir cette œuvre collective. C'est le rejet de l'orgueil
personnel, de la jalousie mesquine, de l'envie. C'est au contraire le plein épanouissement
de l'esprit d'équipe. C'est savoir « être fier d'une victoire que les camarades ont
remportée ». Cette fierté comprend, par exemple, la joie du mécanicien qui, par son travail
obscur, a permis au pilote de battre un record ou simplement d'avoir rempli sa mission.
Cette responsabilité s'applique également à la prise de conscience des souffrances de nos
semblables. Et même de l'humanité tout entière dont chacun de nous est partie intégrante
et où il a sa place et un rôle à tenir. Pour Saint-Exupéry, il ne suffit pas d'être ému devant
la misère des autres. Il faut communier avec ceux qui souffrent, voire connaître la honte
lorsqu'on vit paisiblement et que d'autres pleurent ou agonisent. Son message est donc
universel, car chacun participe au progrès de l'humanité. Il y a contribution de chacun à
l'oeuvre collective. Il n'entend pas parler seulement de ceux qui remportent des victoires
notoires. Il englobe aussi l'obscur et humble artisan qui met toute son ardeur à son travail
et qui contribue à cet édifice collectif, même si la pierre apportée n'a que la dimension d'un
caillou.
Saint-Exupéry nous présente là une conception du bonheur qui rejette l'individualisme. Il
s'agit d'un bonheur plus vaste, où l'homme doit lutter contre l'isolement au sein d'une
société qui semble parfois, par sa mécanisation, l'écraser. L'homme n'a plus seulement
des devoirs envers lui-même, il en a avant tout envers les autres. C'est peut-être ce sens
d'une vaste et profonde fraternité qui constitue la seule arme contre le déracinement, la
solitude. Ce que souhaite Saint-Exupéry c'est une solidarité, une union profonde qui
permet à chacun de se sentir inclus dans un vaste ensemble où il n'est plus seul.
Finalement, c'est une parenté humaine à l'échelle du monde. C'est l'éblouissante
condamnation du mot de Sartre, « L'enfer, c'est les autres ».
A une époque où toutes les valeurs traditionnelles sont remises en question, où les
jeunes en particulier se sentent pris par l'angoisse devant un monde menaçant, où ils
cherchent à satisfaire un enthousiasme parfois démesuré, ce lien qui unit selon Saint-
Exupéry tous les hommes dignes de ce nom, cette conception de la responsabilité de
chacun de nous devant tous (« chacun est responsable de tous ») apportent un réconfort,
une certitude, un espoir fervent pour l'avenir. Antoine de Saint-Exupéry, homme d'action
qui a écrit ce qu'il a vécu, témoigne d'une époque où l'homme sent lui échapper les
dernières consolations religieuses et morales. Sa solitude et son destin lui apparaissent
dans leur cruelle réalité. Probablement mieux que d'autres, il a su mesurer le grand vide
spirituel qui caractérise le monde moderne. Il trouve cependant des raisons de vivre dans
un humanisme qui a su traduire la modestie et la ferveur de son âme généreuse et
échappe à l'horrible obsession de son temps qui consiste à vouloir changer l'homme.
Ce poète est, en fait, un mystique en quête de l'essentiel et qui, comme le renard du Petit
Prince, nous livre son secret : « on ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible
aux yeux ». Son message est donc un message d'humanisme, de solidarité entre les
hommes, de retour à une spiritualité, de retour, en fait, à l'essentiel qu'il convient de
méditer. « C'est l'esprit qui mène le monde et non l'intelligence ».
Quatre-vingts ans après sa disparition, son message reste d'actualité et devrait être
médité, en particulier, par nos dirigeants politiques qui ont précisément perdu le sens de la
responsabilité célébrée par Antoine de Saint-Exupéry pour réussir ensemble l'oeuvre
collective. On ne leur demande pas de donner leur vie pour la France comme il l'a fait – en
seraient-ils capables alors qu'ils ne songent qu'à leurs ambitions personnelles – mais
d'oeuvrer pour l'intérêt du pays et de son peuple au lieu de fracturer dangereusement la
société et diviser les Français. La trêve politique « imposée » par le déroulement des Jeux
olympiques sera de courte durée. Très rapidement la réalité reprendra le dessus et le sens
du devoir et des responsabilités se rappellera à nos dirigeants. Devant le constat
accablant de l'état de déliquescence de notre société, auront-ils su prendre le recul
nécessaire pour acquérir la capacité d'exercer cette responsabilité qui les oblige pour
entreprendre et réussir l'oeuvre collective ? Le message transmis par Antoine de Saint-
Exupéry reste une source d'espérance pour les temps actuels. Sera-t-il entendu ?
Le 31 juillet 2024 Général (2s) Antoine MARTINEZ
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